Le râteau
par Cy JUNG (2009)
In : L’autre beauté du monde (Éditions de la loupe, 2009)
Je ferme mon appartement à clé. Je glisse le trousseau dans la mini poche de mon corsaire, là où j’ai déjà rangé le carton plastifié qui donne mon nom, mon adresse, mon numéro de sécurité sociale et les coordonnées de la personne à prévenir en cas de besoin.
La poche est pleine. De deux doigts, je m’assure de la bonne fermeture du Velcro. Un nourrisson pleure chez ma voisine. Un quidam appelle l’ascenseur depuis un étage inférieur : il est pressé ; il appuie trois fois sur le bouton. Vaine entreprise, qui me fait sourire.
Je lui laisse son transport et pousse la porte palière. Les effluences d’urine et de tabac froid me prennent à la gorge. Elles couvrent l’âcre velouté du café que j’avais encore en bouche. Je soupire ; les occupants nocturnes de la cage d’escalier ne pourraient-ils pas faire un effort et m’épargner, dès potron-minet, les relents de leur invasion ? Ma protestation est vaine. Elle me réveille, un peu.
J’amorce ma descente. Mon avant-bras court à quelques millimètres de la rampe. Je pose les pieds sur les marches avec précaution. Je crains les obstacles que nos hôtes auraient créés durant la nuit.
Je descends. La pestilence urineuse devient insupportable. Mon avant-bras se rapproche encore de la rampe. Il fait bien. Mon pied provoque la chute d’une canette vide. Elle caracole. Je sursaute. Je m’accroche à la rampe ; je la lâche dès mon équilibre rétabli. J’attends. La canette s’est arrêtée. Je repars et l’évite.
J’arrive au premier. J’entame la partie la plus difficile. Le sol est collant. Trois marches plus bas, il est glissant.
J’essaie de contourner la flaque en visant le centre du colimaçon ; les pisseurs de la nuit déposent plus volontiers leur miction côté mur extérieur. C’est ainsi, un truc de garçons, j’imagine. Ma déduction fonctionne. Aucune goutte ne saute jusqu’à mon mollet recouvert d’une trop courte chaussette pour me protéger de l’éclaboussure. Ma peau est sauve. Mes poumons, eux, refusent de respirer tant l’air a atteint le stade du délétère.
La porte qui mène au hall est là, enfin. Je presse la poignée et pousse.
Mes poumons font le plein le temps de passer devant les boîtes aux lettres. L’extérieur m’attire. Le soleil m’attend. Je cligne des yeux. Je descends mes solaires sur mon nez. Il paraît qu’elles me donnent un air de guêpe. Peu me chaut ! J’ignore l’air qu’ont les guêpes.
Je prends à gauche. L’ombre de l’immeuble me signale que le fond de l’air est frais. Je souris. Je saurai en profiter, à mi-course, quand l’effort transformera ma tête en une chaudière prête à exploser. Je frissonne et presse le pas.
Les conteneurs à ordures qui attendent les éboueurs, couvercle largement ouvert et sacs éventrés par des récupérateurs clandestins, vicient de nouveau mon air. Tout à l’heure, ce seront les échappements des automobiles. Mes poumons doivent s’y faire et produire leur effort quelle que soit la flaveur ambiante.
Je marche en savourant le calme précaire. Un deux-roues le rompt. Je mets mon chronomètre à zéro. Ma chaussure droite me serre un peu. Je m’arrête. Je refais mon lacet, pied posé sur le muret au niveau du 14, toujours à l’ombre.
— Honhour !
Marguerite s’avance pour me saluer. On m’a dit que sa dentition décatie n’était pas la cause de son phrasé sans consonnes. Je ne comprends pas toujours ce qu’elle dit. Je m’en moque. Elle aussi, je crois. On s’embrasse. Je lui propose, comme à chaque fois, de venir courir avec moi. On rigole. On se souhaite la bonne journée. Je repars.
J’arrive au carrefour. À ma demande, la voix nasille en boucle, « Rouge piétons ». J’attends mon tour en plein soleil. Il me transmet son ardeur. Je relève les épaules. Quelque chose craque dans ma nuque. Je tire sur mon cou. La sonnerie sur deux notes me donne le feu vert. Je traverse le corps aux aguets, oreilles et poils tendus, les oreilles pour le son, les poils en vigie du moindre déplacement d’air. Les plaquettes de frein usées d’un poids lourd me font faire une embardée. Il est de l’autre côté du croisement. C’est égal. J’ai appris à me méfier.
Je suis au bord de la piste cyclable qui me sert de parcours. Je ne perçois aucune présence, ni cliquetis mécaniques ou frottements de roues en tout genre, ni raclements d’outils de jardiniers, ni sonnettes, ni conversations, ni rires, ni éternuements, éructations et autres flatuosités, ni injonctions à l’intention d’un enfant ou d’un animal — ce sont souvent les mêmes —, ni parfums, ni sueurs, ni fumées de cigarettes, ni jappements, ni grognements, ni martelages du sol par différents types de pattes, de cannes ou de souliers. Les piétons silencieux et inodores sont en danger. Je compte sur leur vigilance et rejoins la voie de droite en lançant ma foulée.
C’est parti. Un bip me confirme que j’ai bien déclenché le chronomètre. J’emplis mes poumons de tout ce que je peux d’air que j’imagine pur au su de l’espace vert que longe la piste cyclable.
Les vapeurs de la rosée couvrent un court instant les petits pois trop cuits que mangeront ce midi les enfants de l’école voisine. Elles transportent un mélange sucré à base de fleurs champêtres poivré de cette humidité sure propre à la terre cultivée que le soleil réveille. Cela ressemble au café. Je m’enivre. Un peu trop : une branche de la haie, taillée en biseau, rappelle à mon avant-bras qu’il n’est pas bon de baisser le poil.
Parfois je le regrette ; j’aimerais courir sans que ma chair ne soit mon meilleur guide, qu’elle puisse s’épanouir, se répandre, délivrée de cette foutue tension que les nerfs, avides d’informations, lui communiquent. Je serais tout à elle, concentrée sur mon effort, entre souffrance et allégresse, qu’il soit, lui seul, agent de mes sensations. Je les sacrifie à mon orientation. Qu’il doit être réjouissant de les dévouer à la course !
Je relève la tête. Je n’en tire d’autre profit que de détendre mes trapèzes. Mon pouls s’accélère. Mon nez ne suffit déjà plus à m’alimenter en oxygène. Ma bouche prend le relais. À l’expiration, elle ronfle comme une locomotive à vapeur. Ce n’est guère avenant. Cela m’arrange. Mon souffle joue un rôle d’avertisseur qui fait s’écarter les passants.
J’attaque la première passerelle. Je n’allonge pas le pas. Mon coeur s’emballe. Je tente d’inspirer plus fort encore et surtout de vider correctement mes poumons. C’est le plus difficile. Expirer jusqu’à plus d’air. Je m’y efforce alors que je passe au-dessus de la rue d’Alésia. Des pigeons trottinent sur la rambarde en aluminium.
— Saloperie !
J’ai juré en quatre temps, pour mieux expirer autant que par aversion pour les volatiles. « Sa » « lo » « pe » « rie ». J’inspire à fond. Un pigeon bat des ailes. Je baisse la tête, de peur d’un rase-mottes, le bras en protection. Je ne respire plus. Je ne veux pas m’imprégner des particules que ses plumes transportent. Je m’essouffle.
Du fond de ma gorge sourd un filet de salive ferrugineuse. Je récupère dans la descente. Le faux plat qui suit est montant, sur cinq cents mètres. Je souffre. Mes jambes moulinent. Mon besoin d’oxygène absorbe toute mon énergie. Je ralentis. Je dois restaurer mes fonctions de guidage : l’endroit est propice aux promenades canines. Un deux-tons couvre le volume des moteurs à pistons. J’espère que c’est le Samu, ou les pompiers ; je suis au bord de l’étouffement.
Le véhicule de secours néglige la rocade qui longe désormais la piste cyclable. Je me repose un peu sur cette portion où seuls les vélos s’aventurent, bien dans leur file. Le soleil est au zénith. Je souris à ses rayons qui dardent mon visage même si un peu de fraîcheur serait la bienvenue. Un TGV me double sur la droite. Je n’essaie pas de le suivre.
Mon corps bascule vers l’avant dans la longue descente qui mène au périphérique. Je me redresse. J’ai soif. Je peine à déglutir. J’essuie le coin de mes lèvres d’un revers. La descente soulage mon effort. Pas pour longtemps : la tension me bride de nouveau et contracte à regret mon trapèze droit ; les trois cents mètres à venir peuvent être riches de rencontres malheureuses.
Une feuille sèche crisse. Je fais un écart. Le bord extérieur de ma chaussure racle le trottoir. Je rectifie ma trajectoire. La descente est terminée. Les voitures venant de la rocade sont à l’arrêt. Le périphérique est là. Ça pue et le volume sonore est tel qu’il brouille toutes les fréquences.
La sonnette d’un vélo se détache du tumulte alors que je m’arrête sur le passage piétons. Le cycliste stoppe à ma hauteur. Je suis ravie qu’il n’ait pas grillé le feu : je vais avoir besoin de lui. Dès que le flot traversant se tarira, ce sera notre tour, si tant est qu’aucun véhicule en attente depuis la voie d’en face ne nous vole la priorité.
J’aurai le vélo en protection. Le cycliste l’ignore. C’est sans doute mieux ainsi. Je me tends. Je ne dois pas rater son démarrage. C’est parti. J’appuie sur l’avant de mes pieds pour ne pas me laisser distancer. Tant pis pour l’essoufflement ; je récupérerai mon rythme de croisière dans les trois cents mètres avant la passerelle qui enjambe la sortie du métro.
Je lève haut le pied pour ne pas rater le trottoir. J’y suis. Le vélo file. Un groupe de personnes marche devant moi. Je me faufile, à grand renfort de « Pardon ; excusez-moi », poing fermé au niveau du menton en guise d’écarteur. Les muscles de mes mollets n’apprécient pas, ce d’autant qu’en cet endroit, ils doivent encaisser des bulles de bitume que les semelles de mes chaussures ne sont pas suffisantes à amortir.
Je grimace et traverse l’entrée du parking sans y prêter attention. Ce n’est pas bien. Je me gronde ; question de survie. Le massif de lavande qui annonce le métro me réconcilie avec moi-même. J’en prends plein le nez ; c’est comme si j’ouvrais une armoire où l’on range des draps propres. Et si j’allais me coucher ?
J’attaque la montée vers la passerelle. Mes jambes et mes poumons suivent. En haut, je me détends de quelques moulinets. Mon pied dit qu’il a mal. Je l’ignore. J’ai autre chose à faire, comme ne pas écraser ce petit chien qui jappe son bonheur de m’avoir rencontrée.
Je suis presque à mi-parcours. Un long bandeau de piste au revêtement de sable solidifié me mène jusqu’à mon poteau indicateur de demi-tour. Le sol y est sûr mais la circulation parfois abondante.
Je me cale contre la bordure. J’ai besoin de penser à autre chose qu’à ma conduite. Un fumeur m’offre une volute. Je savoure puis le double, presque déçue de ne pas profiter plus longtemps de l’offrande. Si je me dépêche, peut-être pourrai-je en bénéficier au retour ?
Le jeu en vaut la chandelle. J’accélère. J’y suis. Mes doigts glissent sur le revêtement granuleux du panneau indicateur dont je fais le tour. Je repars. Un vélo me coupe la route. Il s’excuse à temps pour que j’échappe à l’accrochage. Je lui souhaite une bonne journée et cours les poumons à plein régime tant ils réclament une nouvelle bouffée.
C’est perdu. Le métro est de nouveau là sans que le moindre goudron de cigarette n’ait croisé mon air. J’accuse un peu de fatigue. La montée vers la passerelle me casse les jambes. J’ai la tête qui bout et la gorge de plus en plus ferrugineuse. Cette chaleur est oppressante ; elle me donne l’impression qu’un jet de vapeur va bientôt faire exploser ma boîte crânienne tant mes tympans se refusent à jouer les soupapes. Mon cerveau va-t-il se répandre comme la lave d’un volcan ? C’est dégoûtant.
Je chasse la métaphore et garde ma droite dans la descente. Le virage en bas me cache de la vue des cyclistes qui prennent leur élan. Je manque de souffle pour chanter. Peut-être devrais-je me munir d’un Klaxon ?
Je rigole. Mes poumons en profitent pour évacuer leur air ; mes tibias oublient les tensions. Je prends le virage, bien à la corde. Un chien aboie, trop loin pour que je m’en préoccupe. Mes jambes appellent une nouvelle accélération. Mon coeur est d’accord. Le périphérique s’annonce. Après sa traversée et la côte le long de la rocade, je pourrai mettre le turbo sur les cinq cents mètres de faux plat descendant avant la passerelle et le sprint final.
Je m’en régale d’avance. C’est le seul endroit de mon parcours où j’accorde à mes chairs le loisir de se libérer vraiment, où mes sensations de coureuse se révèlent. Je bous de plus en plus. Je me rafraîchis un instant à l’ombre près du feu, m’abreuve d’une goutte de sueur trop salée qui perlait au coin de mes lèvres puis traverse le carrefour sous la protection d’une cycliste affable.
— C’est courageux ce que vous faites.
— Pas moins que de pédaler…
— Je ne pédale pas dans les descentes.
Le carrefour est passé. Elle accélère. Je ne suis pas. Je laisse mon corps décider de sa vitesse dans la montée. Il tient bon et ne ralentit pas. J’arrive en haut un sourire aux lèvres.
— Saloperie !
L’expiration est totale. L’inspiration qui suit accroît le taux d’oxygène dans le sang. L’endorphine agit à plein. Je peine à rester concentrée. Cette fois, je m’en moque. La ligne est droite. Je fonce. Je suis sur la portion où je peux savourer mon effort. Les vélos n’ont qu’à doubler et les piétons sont ici statistiquement rares.
La statistique ne se dément pas. C’est heureux. Je me régale. Le soleil clignote le chaud et le froid entre les arbres. Je baisse les paupières derrière mes solaires. Je vole. Je ne saurais dire à cet instant qui gouverne ma course. Je suis dans mon corps, immergée. L’extérieur ne semble plus exister. C’est étrange. Je voudrais que cela dure. L’espérance est vaine. Je dois déjà ralentir afin de traverser la piste pour prendre à gauche et remonter par le milieu du jardin.
La tension revient. Les haies mal taillées me transmettent ce qu’il leur reste de fraîcheur matinale. Un insecte s’invite dans ma narine. J’attrape le paquet de mouchoirs rangé dans la poche arrière de mon tee-shirt. J’en prends un. Je range le paquet. Je souffle dans le mouchoir. La bestiole ne sort pas. Je baisse la tête comme si l’inclinaison allait lui indiquer le chemin de la sortie. C’est idiot. Mes pieds déroulent leur foulée. Je souffle encore dans le mouchoir. Un cri m’apostrophe.
Un cri ?
Non. Un souffle plutôt, déjà acquis à la collision qui s’annonce. L’allée s’est rétrécie. Je ne sais pas ce qu’il se passe. Mon pied droit déclenche une mécanique inconnue. Mon bras gauche se met en garde. À travers la semelle de ma chaussure, la plante transmet à mon cerveau la forme d’une épaisse dent de métal. Qu’est-ce que c’est ? Le mouchoir n’a pas quitté mon nez. Mon buste se plie et part sur la gauche. Un pas suffit.
J’esquive.
Mon pied droit libère la bascule. Le manche de bois retombe sur la benne à déchets végétaux. Je lève un peu plus la main et salue le jardinier.
— Belle journée !
Sa réponse se perd dans le flot automobile. La passerelle. La dernière ligne droite. J’allonge ma foulée. Je veux aller vite. J’oublie que j’ai chaud. J’oublie que j’ai mal autant que cela fait du bien. J’oublie que les petits pois de la cantine puent le trop cuit. J’ai besoin d’exsuder ma peur.